Les veuves dans Luc

On sait que chacun des Evangiles présente Jésus Christ sous un caractère spécial — et que c'est là ce qui explique et ce qui complète pour nous cette quadruple histoire de la vie sur la terre de notre Seigneur et Sauveur. En Matthieu, nous avons surtout le Messie, fils de David, fils d'Abraham: cet évangile est plus proprement juif que les autres. Marc nous offre surtout Jésus comme serviteur; il nous raconte particulièrement le service de Christ, en tant que prophète. En Luc, nous voyons le Fils de l'homme, le Fils d'Adam: aussi cet évangile se distingue surtout par son caractère humain. Entre plusieurs traits que je pourrais citer à l'appui de cette assertion, il en est deux qui me paraissent fort touchants et qui m'ont singulièrement frappé, c'est que, dans des circonstances douloureuses, deux mots, qui rendent ces circonstances plus douloureuses encore pour ceux qu'elles concernent, ne se rencontrent que dans Luc, sauf une exception pour un cas sur six. Ces mots sont ceux de cÐra, qui veut dire «veuve», et de monogenÐv qui signifie «fils ou fille unique».

Le premier de ces mots ne se trouve qu'une fois en Matthieu: chapitre 23: 14, passage parallèle de Marc 12: 40 et de Luc 20: 47. Luc seul parle d'Anne la prophétesse, veuve d'environ quatre-vingt-quatre ans (2: 36, 37). Seul, aussi, il rappelle qu'il y avait plusieurs «veuves» en Israël du temps d'Elie — et que ce prophète ne fut envoyé vers aucune d'elles, mais seulement vers une femme veuve dans Sarepta de Sidon (4: 25-26), Seul, il nous montre le charitable Sauveur, ému de compassion envers une malheureuse «veuve» de Naïn, accompagnant un mort qui était son «fils unique». (7: 12, 13). Seul, il renferme la parabole du juge inique et de la «veuve» opprimée, qui ne cessait de lui demander justice contre sa partie adverse et qui l'obtient à la fin par sa persévérante importunité (18: 2-5). Enfin, et c'est ici seulement que Luc n'est plus seul à parler d'une autre bien pauvre «veuve», il mentionne, après Marc (12: 41-44), ce fait si touchant: «Et comme Jésus regardait, il vit des riches qui mettaient leurs dons au trésor du temple. Et il vit aussi une pauvre «veuve» qui y mettait deux pites. Et il dit: En vérité, je vous dis que cette pauvre a «veuve» a mis plus que tous les autres; car tous ceux-ci ont mis aux offrandes de Dieu de leur superflu; mais elle y a mis de sa pénurie, tout ce qu'elle avait pour vivre» (21: 1-4).

Quant au mot monogenÐv, l'usage, dans le Nouveau Testament, en est plus frappant encore. Il s'applique ou au Seigneur Jésus ou à des hommes. Dans son application au Sauveur, nous ne le trouvons que dans les écrits de Jean, et c'est même là ce qui caractérise le point de vue, sous lequel cet évangéliste a considéré Jésus Christ, savoir comme «le Fils unique venu du Père», ou «le Fils unique de Dieu» (voir Jean 1: 14, 18; 3: 16, 18; 1 Jean 4: 9).

Dans son application à des hommes, ce terme grec ne se rencontre que dans Hébreux 11: 17, où il s'agit d'Isaac, offert en sacrifice par son père Abraham, et trois fois dans Luc (7: 12; 8: 42; 9: 38). Dans le premier de ces passages, il s'agit du fils unique de la veuve de Naïn, dont nous avons déjà parlé. Dans le deuxième, il est question de la fille unique de Jaïrus, que Jésus ressuscita. Ce récit se trouve dans les trois évangiles synoptiques. Mais Matthieu (9: 18) fait dire à Jaïrus, qu'il appelle simplement «un seigneur»: «Ma fille est déjà morte». Marc (5: 22, 23) dit que Jaïrus se jeta aux pieds de Jésus et le pria instamment, en disant: «Ma petite fille est à l'extrémité». Luc, seul, ajoute ce trait navrant: «il avait une fille unique». De même, dans le troisième passage, où Jésus guérit un démoniaque dont les disciples avaient inutilement tenté la,délivrance, — Matthieu (17: 13) fait dire au pauvre père: «Seigneur, aie pitié de mon fils qui est lunatique». Marc (9: 17): «Maître, je t'ai amené mon fils, qui a un esprit muet». Comme l'état du père est présenté sous un aspect plus lamentable encore dans Luc, où il dit: «Maître, je te supplie, jette les yeux sur mon fils, car il est mon unique». Comme la fibre humaine est plus fortement touchée ici; comme le coeur humain est plus remué par ces adjonctions, qui caractérisent si bien la pensée spéciale que le Saint Esprit, dans cet évangile, avait en vue de développer. Nous plaindrions beaucoup les lecteurs qui ne verraient, dans ces traits particuliers que nous signalons, rien d'intéressant et de caractéristique. Ils n'en peut être ainsi de ceux qui croient à l'inspiration des Ecritures et pour lesquels, par conséquent, un seul mot de plus dans un écrit, narré par d'autres écrivains sacrés, doit avoir une portée et une importance qu'il vaut la peine d'étudier.

Revenons maintenant sur les trois veuves, mentionnées dans Luc et méditons un moment sur les enseignements que leurs circonstances peuvent nous donner.

Pendant l'absence du Seigneur, il nous fait connaître sa bonté et son puissant secours, à proportion que nous sentons cette absence. Si l'Epoux leur est ôté, les fils de la chambre nuptiale n'ont autre chose à faire qu'à jeûner (Matthieu 9: 15). C'est là leur vraie et convenable attitude. Si nous réalisions mieux cette position, si nous sentions davantage l'absence du Seigneur, nous aurions une intelligence plus facile et plus heureuse de la cause de cette absence — la mort; car cette mort, tout en étant, d'un côté, le plus haut degré de son rejet, est, d'un autre, pour nous, l'entrée à la vie et à la gloire. Et c'est, selon que nous comprenons bien l'une de ces faces, que nous apprenons à connaître en pratique l'autre.

A proportion que nous réalisons l'isolement ici-bas, que Christ ressentait si profondément, et que son absence imprime sur nous, nous connaîtrons d'autant mieux la bénédiction et la délivrance qui nous sont assurées par Lui.

Trois genres d'isolement douloureux ou de veuvage nous sont présentés dans l'évangile de Luc. Le premier, nous le rencontrons à Nain (nom qui signifie belle ou agréable). Le monde en lui-même parait beau: mais à la porte de la ville, que voyons-nous? Un jeune homme mort — le fils unique de sa mère — et celle-ci était veuve! Pour elle, quelque belle que fût la place où elle demeurait, toute espérance et toute joie en avaient disparu. Non seulement veuve, mais encore privée de son seul fils, — le dernier lien qui l'attachait à la terre est brisé; la désolation, l'isolement sont complets. Mais quelle est la ressource offerte à cette infortunée, et à tous ceux qui peuvent se trouver dans une semblable détresse, dans une aussi triste solitude? C'est le Christ, connu dans sa puissance de résurrection; et le fait même de la désolation donne lieu à cette connaissance du Sauveur. Si elle n'eût pas été aussi désolée, elle n'eût pas connu le Seigneur comme elle le fit; comment aurait-elle pu le connaître de cette manière? Son veuvage, son cruel isolement, deviennent un gain pour elle, car c'est par là qu'elle apprend quelles ressources il y a en Christ. Être une veuve de ce genre, c'est être avec Christ et connaître son puissant secours. Mais à moins que nous ne prenions une place moralement pareille, nous ne Le connaîtrons pas ainsi. Abraham prit cette place en puissance, quand il offrit Isaac. Jacob la prit quand, sur son lit de mort, détournant pour un moment ses pensées des perspectives terrestres de ses fils, pour les porter sur le lieu où ses espérances avaient été ensevelies, il dit: «Or, quant à moi, Rachel mourut auprès de moi… et je l'enterrai là sur le chemin d'Ephrat», etc. Quelle que soit l'occasion pour cela, tout ce qui nous amène à un vrai veuvage spirituel, nous amène à la bénédiction et à un état de ressemblance avec Christ: car c'est alors que nous prenons son joug sur nous et que nous apprenons de Lui.

Au chapitre 18, nous voyons le deuxième genre de veuvage. Ici, la pauvre veuve n'est pas même exempte d'injures et de vexations. Grande est sa désolation et son incapacité absolue de rien faire pour s'en délivrer; et de plus elle a un adversaire, qui a le pouvoir en mains, en sorte que nous avons ici, non pas seulement la désolation et l'isolement, ainsi que dans le premier cas, mais une infortunée qui, déjà écrasée comme un ver, a encore un ennemi qui emploie contre elle la puissance dont il est revêtu. Mais ici, quelle est ressource? La voici: «Dieu ne fera-t-il pas justice à ses élus?» Il faut toujours prier et ne pas se lasser. David, à Tsiklag, était dans une position analogue (1 Samuel 30). Veuf de toute choses, il était encore en danger de la part de l'ennemi; mais «il se fortifia, en l'Eternel, son Dieu». Et plus avait été grand en lui le sentiment de la désolation, plus aussi fut grand le sentiment qu'il éprouva ensuite du secours que Dieu lui accorda et de la manière dont Il le vengea de ses adversaires.

Nous avons le troisième genre au chapitre 21, et c'est ici, nous le pensons, le plus élevé. La veuve répond à sa vocation; elle dépense tout ce qu'elle a pour le témoignage de Dieu. Ce n'est, il est vrai, que deux pites (la pite ne valait guère que sept centimes) — et plusieurs, même des chrétiens, diraient qu'elle eût dû les employer, ou au moins l'une des deux, à ses propres besoins; mais non, elle veut les consacrer au temple — à cet édifice du témoignage pour Dieu sur la terre. Elle est une vraie veuve, et cela dans le sens le plus élevé du mot, car non seulement elle est sans espérance quant à ce monde, mais encore elle s'oublie elle-même à tel point, qu'elle ne peut pas dépenser pour elle la minime propriété qui lui a été laissée: son coeur étant absorbé par les intérêts de Dieu, c'est à Lui qu'elle veut donner le peu qu'elle possède, et cela sans crainte, sans aucune inquiète préoccupation de l'avenir, mais dans un simple et heureux dévouement à la cause de Dieu sur cette terre qui n'a aucun autre intérêt pour elle. Elle ressemble à un Philadelphien qui, — quoique n'ayant que peu de force, — connaît la puissance actuelle de Christ; aussi il lui est donné un pouvoir une bouche et une sagesse, auxquels tous ses adversaires ne peuvent ni répondre ni résister. Pas un cheveu de sa tête ne périra. Christ lui ouvrira une porte que personne ne peut fermer. Paul, dans les Philippiens, est comme une veuve de ce genre. En prison — n'ayant d'autre intérêt ici-bas que ce qui se rapportait à la gloire du Seigneur, il était tout disposé à se dépenser et à dépenser tout ce qu'il avait; car pour lui «vivre, c'était Christ».

Selon que nous sentons le besoin de notre Sauveur, nous recevons de Lui et nous le connaissons. Puissions-nous de plus en plus en faire l'expérience, car ce que la connaissance de Christ apporte avec elle, nul ne peut le dire que celui qui la possède.