Lettre à un ami sur l'oeuvre de l'évangélisation

 ME 1870 page 413

 

Avril, 1869

Très cher A.,

J'ai trouvé beaucoup d'intérêt et, j'espère, de profit, dernièrement, en suivant dans les Evangiles et les Actes les traces variées de l'oeuvre de l'évangélisation; et il m'a paru qu'il ne serait pas hors de propos de vous présenter, à vous qui êtes très occupé à l'oeuvre bénie, quelques-unes des pensées qui se sont offertes à mon esprit. Je me sentirai beaucoup plus à mon aise en employant ce moyen que si j'écrivais un traité exprès.

Avant tout, j'ai été très frappé de la simplicité avec laquelle l'oeuvre d'évangéliser se faisait dans les premiers temps; combien c'était, en grande partie, différent de ce qui prévaut parmi nous. Il me semble que nous autres, modernes, nous nous laissons beaucoup trop embarrasser par des règles conventionnelles, trop enchaîner par les habitudes de la chrétienté. Nous sommes tristement dépourvus de ce que j'appellerai l'élasticité spirituelle. Nous sommes portés à penser que, en vue d'évangéliser, il faut qu'il y ait un don spécial; et que, même là où se trouve ce don spécial, il faut une certaine combinaison et un arrangement humain. Quand nous parlons de faire l'oeuvre d'un évangéliste, nous avons, pour la plupart, devant les yeux de grandes salles publiques, et de nombreux auditoires, qui exigent un don et une puissance de parole considérables.

Or, vous et moi croyons pleinement que, pour prêcher l'évangile en public, il faut qu'il y ait un don spécial du Chef de l'Eglise; et de plus nous croyons, suivant Ephésiens 4: 11, que Christ a donné et donne encore, des «évangélistes». Ceci est clair, si nous devons être guidés par l'Ecriture. Mais je trouve, dans les Evangiles et dans les Actes des Apôtres, qu'une bonne partie de l'oeuvre évangéliste très bénie fut accomplie par des personnes qui n'étaient pas du tout douées d'une manière spéciale, mais qui avaient un amour ardent pour les âmes et un sentiment profond de la valeur de Christ et de sa délivrance. De plus, je trouve en ceux qui étaient spécialement doués, appelés et établis par Christ pour prêcher l'évangile, une simplicité, une liberté et un naturel dans leur manière de le faire, que je désire vivement pour moi-même et pour tous mes frères.

Examinons un peu l'Ecriture. Prenons cette aimable scène en Jean 1: 36-45. Jean épanche son coeur en témoignage à Jésus. «Voilà l'agneau de Dieu!» Son âme est absorbée par l'objet glorieux. Quel fut le résultat? «Deux de ses disciples l'entendirent parler, et ils suivirent Jésus». Quoi ensuite? «André, frère de Simon Pierre, était l'un des deux qui en avaient ouï parler à Jean, et qui l'avaient suivi». Et que fait-il? «Celui-ci trouve d'abord son propre frère Simon, et lui dit: Nous avons trouvé le Messie (ce qui, interprété, est Christ). Et il le mena vers Jésus». Encore: «Le lendemain Jésus voulut s'en aller en Galilée, et il trouve Philippe, et lui dit: Suis-moi… Philippe trouve Nathanaël, et lui dit: Nous avons trouvé celui duquel Moïse a écrit dans la loi et duquel les prophètes ont écrit, Jésus, qui est de Nazareth, le fils de Joseph… Viens, et vois».

C'est donc là, très cher A., le style, la manière que je désire beaucoup; cette oeuvre individuelle, qui consiste à saisir la première personne qui est sur notre chemin, à trouver son propre frère, et à l'amener à Jésus. Je sens que nous manquons en cela. C'est tout à fait bien d'avoir des réunions et de s'adresser à ceux qui y assistent, comme Dieu en donne la capacité et l'occasion. Ni vous ni moi ne voudrions tracer une seule ligne pour amoindrir la valeur de cette manière d'opérer. Louez des chambres, des salles, des théâtres; distribuez des cartes pour inviter les gens à venir, essayez tous les moyens légitimes pour répandre l'évangile. Cherchez à atteindre les âmes le mieux que vous pourrez. Loin de moi de décourager quiconque travaille à l'oeuvre de cette manière publique.

Mais n'est-il pas manifeste pour vous que nous manquons davantage de l'oeuvre individuelle? davantage de l'entretien privé, sérieux, personnel avec les âmes? Ne pensez-vous pas que si nous avions plus de «Philippes», nous aurions plus de «Nathanaëls?» Si nous avions plus «d'Andrés», nous aurions plus de «Simons?» Je ne puis m'empêcher de le croire. Il y a un pouvoir étonnant dans un appel personnel, pressant. Ne trouvez-vous pas souvent que c'est après la prédication publique plus formelle, lorsque commence l'oeuvre dans l'intimité, que les âmes sont atteintes? Comment se fait-il donc que ce dernier genre d'activité soit si rare?

N'arrive-t-il pas souvent, dans nos prédications publiques, que quand le discours est terminé, une hymne chantée et une prière offerte, tous se dispersent sans qu'aucun frère essaie d'aborder directement quelqu'un des auditeurs? Je ne parle pas ici du prédicateur — qui ne peut atteindre chacun en détail, — mais des vingtaines de chrétiens qui l'ont entendu. Ils ont vu des étrangers entrer dans la salle, ils se sont assis à côté d'eux, ils ont peut-être remarqué leur intérêt, aperçu quelques larmes; et cependant ils les ont laissés aller sans un seul effort d'affection pour les atteindre ou pour poursuivre la bonne oeuvre.

Sans doute on peut dire: Il vaut mieux laisser l'Esprit de Dieu accomplir son oeuvre. Nous pouvons faire plus de mal que de bien. D'ailleurs les gens n'aiment pas qu'on leur adresse la parole; cela pourrait leur paraître une indiscrétion, et les détourner de revenir dans ce lieu de réunion». Il y a bien du vrai dans tout cela. J'en tiens compte, et vous de même, j'en suis sûr, très cher A. Je crains que de grosses bévues ne soient parfois commises par des personnes peu judicieuses, s'ingérant hors de propos dans l'intimité des saints et profonds exercices de l'âme. Cela demande du tact et du discernement; en somme, on a besoin d'être guidé spirituellement pour être capable de s'occuper des âmes; pour savoir à qui parler, et ce qu'on doit dire.

Mais en admettant tout cela, comme nous le faisons, de la manière la plus complète possible, je pense que vous conviendrez avec moi qu'il y a, en règle générale, quelque lacune en rapport avec nos prédications publiques. N'y a-t-il pas trop peu de cet intérêt affectueux, profond, personnel pour les âmes, s'exprimant de tant de manières qui toutes sont propres à agir efficacement sur le coeur? J'avoue que j'ai souvent été peiné de ce que j'ai pu observer dans nos assemblées pour la prédication. Des étrangers entrent, et on les laisse trouver un siège où ils peuvent. Personne ne paraît penser à eux. Des chrétiens sont là, et ils ont de la peine à se remuer pour leur faire place. Personne ne leur offre une Bible ou un livre de cantiques. Et quand la prédication est terminée on les laisse aller comme ils sont venus; pas un mot d'affection pour s'informer s'ils ont joui de la vérité annoncée; pas même un regard bienveillant qui pourrait gagner la confiance et donner lieu à un entretien. Au contraire, il y a une froide réserve qui va presque jusqu'à la répulsion.

Tout cela est fort triste; et peut-être mon cher A. me dira-t-il que je fais un portrait trop coloré? Hélas! le portrait n'est que trop vrai. Et ce qui le rend plus déplorable encore, c'est qu'en quelques endroits, on sait que des personnes fréquentant nos lieux de prédication et de lecture, passent par de grands combats et de violents troubles d'âme, désirant ouvrir leurs coeurs à quelqu'un qui leur offrirait quelque conseil spirituel; mais soit timidité, réserve ou état nerveux, elles se gênent de faire une avance, et n'ont qu'à se retirer isolées et tristes dans leurs demeures et dans leurs chambres, pour pleurer là dans la solitude, parce que personne ne s'inquiète de leurs âmes précieuses. Or, j'ai le sentiment qu'il pourrait être, en bonne partie, remédié à ce fâcheux état de choses, si les chrétiens qui suivent les prédications de l'évangile avaient plus à coeur la recherche des âmes: s'ils n'y venaient pas uniquement pour leur propre profit, mais aussi pour être coopérateurs avec Dieu, en cherchant à amener des âmes à Jésus. Sans doute, il est rafraîchissant pour des chrétiens d'entendre l'évangile prêché fidèlement. Mais ce ne serait pas moins rafraîchissant pour eux de s'intéresser vivement à la conversion des pécheurs, et de prier beaucoup à ce sujet. D'ailleurs leur jouissance et leur profit personnel ne seraient nullement diminués, bien au contraire, s'ils manifestaient un intérêt vif et affectueux à ceux qui les entourent, et si, à l'issue de la réunion, ils cherchaient à venir à l'aide de quelqu'un qui peut avoir le besoin et le désir d'être aidé. Un effet surprenant peut être produit sur le prédicateur, sur la prédication et sur la réunion entière, quand les chrétiens qui y assistent sentent réellement leurs responsabilités saintes et élevées et qu'ils s'en acquittent envers Christ et envers les âmes. Cela communique un certain ton et crée une certaine atmosphère qui doivent être sentis pour être compris; mais une fois sentis, on ne peut plus facilement s'en passer.

Mais, hélas! combien de fois il en est autrement? Qu'il est froid, triste, décourageant souvent de voir toute la congrégation dissoute aussitôt la prédication terminée! Point de groupes animés, s'attardant, entourant de jeunes convertis ou des questionneurs anxieux. D'anciens chrétiens expérimentés sont là aussi; mais au lieu de s'arrêter avec la bonne espérance que Dieu les emploiera pour dire un mot à propos à celui qui est abattu, ils se hâtent de s'en aller comme si c'était pour eux une question de vie et de mort d'être chez eux à telle heure.

Ne supposez pas, très cher A., que j'aie envie d'établir des règles pour mes frères. Eloignez cette idée. Je donne simplement, en toute liberté, essor aux pensées de mon coeur, en parlant à quelqu'un qui a été, pendant nombre d'années, mon compagnon d'oeuvre dans l'évangélisation. Je suis convaincu qu'il y a quelque lacune. C'est ma ferme persuasion, qu'aucun chrétien n'est dans un bon état s'il ne cherche pas, de quelque manière, à amener des âmes à Christ. D'après le même principe, aucune assemblée de chrétiens n'est dans un bon état, si elle n'est pas une assemblée foncièrement évangéliste. Nous devrions tous être à la recherche des âmes; et ensuite, soyons-en assurés, nous verrions, pour résultats, des âmes remuées et réveillées. Mais si nous nous contentons d'aller de semaine en semaine, de mois en mois, et d'année en année, sans qu'une feuille se remue, sans voir une seule conversion, notre état doit être vraiment lamentable.

Mais je crois vous entendre dire: Où sont donc tous les passages de l'Ecriture que nous devions avoir? Où sont les nombreuses citations des Evangiles et des Actes? Bien, je me suis mis à jeter sur le papier les pensées qui ont longtemps occupé mon esprit; et maintenant l'espace ne me permet pas de prolonger pour le moment. Mais si vous le désirez, je vous écrirai une seconde lettre sur le même sujet. En attendant, le Seigneur veuille par son Esprit nous rendre plus zélés à chercher le salut des âmes immortelles par toute action légitime. Puissent nos coeurs être remplis d'un véritable amour pour ces précieuses âmes, et puis nous trouverons pour sûr des voies et des moyens de parvenir à elles!

Toujours, croyez-moi, cher A.

Votre très affectionné compagnon de service.